04/02/2010 - 00:00

Je soumets le mot “love” à Google aujourd’hui, j’obtiens 1 420 000 000 résultats.  Ça me confirme que le sujet de l’oeuvre de Milutin Gubash et Annie Gauthier n’a rien d’obscur.  J’espère, pour ton bien, lecteur ou lectrice, que tu en connais quelque chose, que ce soit par expérience intime ou interposée.

Aborder l’ “amour” , peu importe la manière, tient de la prouesse et si j’en juge par la quantité de conseils que j’ai donnés ou reçus sur le sujet, l’amour, comme les interactions dans lesquelles il nous plonge, est un domaine où le genre humain aurait avantage à recevoir de l’aide.  Sans compter qu’étant des êtres curieux et voyeurs, nous sommes tous ravis de connaître les détails gênants de la vie amoureuse des autres.

C’est cet état de désespoir romantique, d’insubmersible curiosité et d’empressement à souffrir à répétition pour tromper la solitude qui rend You, Me and You essentiel, courageux et peut-être insensé de la part d’Annie Gauthier et Milutin Gubash.  Sur une durée de dix heures, une vidéo les montre dans leur vie de couple: ils parlent, dorment, s’étendent, font l’amour.

Parmi les stratégies mises en oeuvre dans You, Me and You figurent l’intensité désarmante du dévoilement, une quantité insurmontable de matériel et la simplicité déconcertante du dialogue adressé directement au spectateur.  Le sujet de l’oeuvre est si personnel et si universel à la fois qu’on s’identifie presque d’emblée aux artistes/personnages.  Comme si ma vie sexuelle, mes conversations privées, mon espace intime étaient étalés en galerie sans ma permission.

Un sentiment persistant de mauvais goût face à l’exhibition de la vie privée des autres ajoute à l’impression de proximité involontaire, comme si l’oeuvre faisait de trop près écho à ma propre vie de couple.  Après tout, c’est le genre de comportement qu’on réserve aux célébrités des tabloïdes et aux déviants sexuels.  Les comportements sont justement un domaine où la frontière entre les beaux-arts et la culture pop n’est pas si aisée à défier.

Ce qui me rend inconfortable dans You, Me and You, c’est l’absence de cloison nette entre les sujets et les spectateurs.  Ceux qui parlent devant la caméra n’ont rien de l’acteur éblouissant ni de l’outsider habituel.  Les histoires qu’ils racontent sont plus familières qu’exotiques.  N’ayant pas d’explications sur la raison pour laquelle Annie et Milutin s’exposent, je me sens bientôt mal à l’aise; maintenant que j’ai découvert leurs secrets, peut-être ont-ils accès aux miens?

You, Me and You me donne le même plaisir coupable que si je tombais par hasard sur un courriel intime, accédant par un médium privé à ce qui ne s’adresse qu’à un seul destinataire.  Dans ce dévoilement public, j’entrevois quelque chose d’infalsifiable qui traverse la distance que je pose habituellement entre moi et les objets dans la galerie.

Ça n’implique pas qu’Annie et Milutin soient inconscients de la nature artistique de leurs actes, présentés comme tels dans une galerie pour être exposés; leur attitude envers la caméra est loin d’être naïve.  Ce qui m’intéresse dans cette situation, au-delà de leur conscience d’être vus par moi ou le monde de l’art, est qu’ils constituent l’un pour l’autre un spectateur plus immédiat encore.  La vidéo You, Me and You a beau être présentée dans un centre d’artiste, elle demeure quelque chose qu’ils ont fait l’un pour l’autre, chacun devenant le miroir de l’autre, son spectateur idéal.  En plus d’être des partenaires au sens romantique du terme, ils y reflètent et créent leur identité réciproque.

Si cette exposition n’avait pour but que de faire le gênant étalage de la vie personnelle des artistes, on y verrait peut-être une copie peu éclatante du genre.  Mais vous et moi, spectateurs étrangers et distants, n’en sommes pas les seuls destinataires.  L’attrait de cette pièce tient dans ce qu’elle nous expose deux individus qui racontent leur vie en l’explorant.  Il nous est permis de regarder, notre présence est admise.  Il reste que les artistes ne recherchent ni notre permission ni notre approbation.

Leur préoccupation l’un envers l’autre semble être ce qui permet à Annie et Milutin de nous offrir courageusement les moments piquants de leur romance aussi bien que leur réalité quotidienne.  Cette pièce est hardie à plusieurs niveaux; explorer un sujet si abondamment exploité aurait facilement pu paraître banal.  Pourtant, non seulement, arrivent-ils à transmettre leur passion, encore le font-ils en exposant les difficultés de l’existence à deux, donnant chacun son côté de l’histoire.  S’ils étaient moins amoureux, sans doute craindraient-ils de s’exposer à une telle dose d’indiscrétion.  Mais leur fascination réciproque m’empêche d’y voir autre chose qu’un reflet de mes propres expériences.
 


Texte de Jasia Stuart.

Traduction de l’anglais : Olivier Longpré


Jasia Stuart fait, écrit, reproduit, abîme, répare, coupe des choses et aspire à devenir magicienne. Stuart a vécu à Valence, Espagne, étudié à Calgary au Collège d’art et de design de l’Alberta et a collectionné des murmures alors qu’elle vivait au pied de la montagne Buffalo. Stuart réfléchit présentement aux oeufs et à l’attente pour son jumeau qu’elle a découvert récemment et qui est prisonnier d’un univers parallèle.
 

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Jasia Stuart