Streams, Torrents, and Waves regroupe onze œuvres vidéo qui traitent de corps en flux. S'inspirant de la notion de « flux globaux » d'Arjun Appadurai, ces vidéos montrent des corps négociant leur place parmi les divers paysages médiatiques, technologiques, financiers, ethniques et idéologiques qui forment les contextes de création de chaque artiste. Parmi les styles narratifs employés, on retrouve notamment un documentaire expérimental, une performance-conte, l'utilisation de technologies numériques dans un but de prise identitaire, et un commentaire sur la visibilité changeante de sujets. La mise en relation avec diverses migrations sert de point focal à ces courants.
Les routes commerciales qui ont défini historiquement l'Afrique et l'Asie lient encore aujourd'hui ces continents à la géographie coloniale. Filmé sur la côte de Lagos, passivity from passivus de Jude Anogwih aborde la relation entre la situation nationale de corps et les économies mondiales. Anogwih capte des scènes impressionnistes évoquant le croisement entre humains et biens engendré par le commerce. De même, la thématique de Buy This de Kuljit (Kooj) Chuhan gravite autour des ressources vitales. Plus précisément, il y est question d'eau : un véhicule inestimable qui permet le transport de personnes, de main-d'œuvre et de capital. Employant une panoplie de techniques expérimentales, le résultat est un collage riche en information textuelle, audio et visuelle sur la marchandisation grandissante des organes de travail et la détérioration de leurs environnements.
Dans Treasure Hill Camouflage, So-Jin Chun traite d'assimilation de manière humoristique avec des performances vidéo. Chun prend plusieurs poses inoffensives dans le paysage architectural et naturel de Treasure Hill, un site patrimonial de Taipei. À travers six scénettes, le corps obscurci de l'artiste révèle la corrélation cachée entre culture, espace, physicalité, et appartenance. Ashim Halder Sagor utilise également son corps dans une vidéo-performance d'endurance. Pour Desire, l'artiste se submerge dans un étang et ressurgit soudainement pour reprendre son souffle, encore et encore. Répétée ainsi, cette action rend abstraits les mouvements de l'artiste et sert à indiquer la capacité d'un seul lieu à raviver des souvenirs d'enfance.
Le court métrage A Ripe Volcano de Taiki Sakpisit offre des portraits fascinants de Bangkok en mettant l'accent sur les traits faciaux, l'énergie cinétique, et la sueur humaine. Sakpisit juxtapose des images prises dans le Royal Hotel (où des troupes militaires ont torturé des manifestants durant le Black May de 1992) et au stade du Rajadamnern (une arène de boxe Muay Thaï construite lors de la Deuxième Guerre mondiale), donnant à son film un fond de conflit. A Ripe Volcano atteint son point culminant avec des images de turbulences qui font éventuellement irruption et montrent des visions inquiétantes de détresse mentale, émotionnelle, et physique. Avec Ink, Smriti Mehra et Matt Lee optent pour la résistance créative. En filmant un atelier de lithographie de Bangalore qui imprime des affiches de films de série B proscrits, Mehra et Lee mettent en lumière un acte de défiance tout simple commis dans le cadre du système de distribution clandestin de la ville. L'une après l'autre, des affiches dessinées à la main se matérialisent. C'est une proclamation d'opposition aux lois en vigueur, en dépit des efforts de l'état conservateur de gérer le paysage visuel urbain.
look_im_azn (regardé_chui_asiatik) de Nguyen Tan Hoang révèle le racisme ambigu qui prévaut sur les espaces de drague en ligne. Un assortiment cocasse de pseudonymes et de torses sans têtes téléchargés par des hommes asiatiques gais donne l'occasion à Hoang de revoir ces espaces intimes virtuels et exposer la nature hostile des déclarations racialisées. Coming Out d'Elisha Lim explore également les stéréotypes. Lim aborde la relation que l'on suppose conflictuelle entre religion et homosexualité en dressant le portrait d'une personne qui chante une prière. L'œuvre de Lim se veut une réponse directe à la quasi-invisibilité des queers religieux et rend visible les visages d'une communauté réduite au silence.
City Beyond de Shreyasi Kar est narré par une voix automatisée qui donne le récit fictif d'une civilisation, jadis prospère, dorénavant submergée sous l'eau. À l'aide d'un sténopé, Kar observe des sanctuaires, des structures et des machines abandonnés dans des recoins perdus de l'océan. Une teinte bleu cyan, obtenue par le recours au procédé cyanotype, prête au tout une ambiance solennelle. Avec Reality Dysfunctioned, Ahmed Faizan Naveed utilise également la fiction et suggère l'existence de passages liés par l'eau.
De retour à notre point de départ, un littoral, on voit dans Last Syllable of Time de Pavitra Wickramasinghe de puissantes vagues qui se brisent sans cesse sur la côte sri lankaise. Un bateau chaviré occupe bientôt la moitié du cadre tandis que les vagues continuent de se fracasser sur le rivage. D'autres images de bateaux abandonnés rappellent la guerre civile du pays, les tsunamis et d'autres images de destruction hautement médiatisées.
Les images figurant dans Streams, Torrents and Waves ont en commun leur lien à l'histoire colonialiste et impérialiste. Dans toutes ces horreurs passées et présentes, ces artistes parviennent à voir autrement les espaces personnels, politiques et géographiques qu'ils ont choisi – ou sont contraints – d'habiter. C'est pourquoi une meilleure connaissance des populations mobiles et de leurs luttes vigoureuses nous permet de mieux apprécier ces histoires d'existence, de résistance, et de survie.
Nahed Mansour est une artiste basée à Toronto qui travaille en performance, en installation et en vidéo. Elle détient une maîtrise en beaux-arts de l'Université Concordia et est directrice du Mayworks Festival à Toronto.
Texte traduit de l’anglais par Simon Benedict.