Samedi après-midi encore chaud de septembre, tampons encreurs de toutes les couleurs sur des tables derrière la vitrine d’articule – on trace nos trajectoires à travers le quartier sur de grandes et petites cartes sans noms et sans rues. Le soleil dans les yeux sur le parapet bordant la vitrine, les pieds sur le trottoir où s’arrêtent les passants pour zieuter, pour entrer, pour parler, Coco, coordonnateur au développement des publics pour le centre, m’explique d’où vient ce projet de re-cartographier le Mile End « artistique » à travers ses usagers. Il me sort la carte de l’année précédente, un sobre quadrillé de rues bleu et vert, ponctué de cercles et d’étoiles indiquant une série de lieux reliés à la vie artistique du quartier. La première question qu’il a eu en la voyant fut : « mais où sont les ruelles? ». Et puis : pourquoi tel centre d’artiste, telle galerie ou telle boutique ont-ils droit à leur cercle blanc, et non tel autre endroit où l’on organise des ateliers de dessin avec les enfants, par exemple? Bref, où est l’essence même de ce qui fait un quartier – habité, organique, investi –, et où est l’art?
On s’est mis à parler de l’art qui n’est pas montré. Art queer, art activiste, art des immigrants, des minorités en général. Des arts qui ont leurs enclaves, de préférence en périphérie, de préférence entre eux, ailleurs. D’immenses enclaves parfois, spectaculaires même : une exposition sur l’art contemporain chinois au Musée des Beaux-Arts, par exemple. Expositions prestigieuses qui regroupent les artistes par pays, par sexe, par caste, réduisant l’épaisseur d’une démarche à sa plus simple, sa plus visible étiquette, matériau d’un nouvel exotica à 15$ l’excursion. Et pendant que ce même musée, temple admis du grand art, ratisse de plus en plus large et sans complexe du côté de la mode, du design, de la musique ou du cinéma populaire, nombre d’artistes, commissaires et critiques s’empressent d’exclure de leur vocabulaire et de leur pratique tout ce qui pourrait renvoyer leur travail aux champs de l’art populaire, du communautaire, de l’activisme social, voire simplement du politique.
Cette définition de l’art qui fait que sur la carte du circuit d’art du Mile End certains lieux apparaissent et d’autres pas, encore faudrait-il savoir qui l’a établie et pourquoi. Comment ensuite redéfinir cette notion, et celle du public de l’art – qui est-il et qui sont ceux qui en sont exclus? Où sont-ils? Dans les ruelles, peut-être… Et ils ne consultent sûrement pas la carte des centres d’artistes du Mile End, même si, par hasard, ils y habitent. Sans doute ne les fréquentent-ils pas non plus, ces centres supposés être des lieux de contact, implantés dans leur communauté et à l’abri de l’élitisme des musées.
Le climat pourtant est à une démocratisation de l’art, mais pour être plus précis il faudrait parler d’une démocratisation de la diffusion culturelle. Une démocratisation qui se résume souvent à un élargissement de la définition de la culture – laquelle englobe désormais le relais de la flamme olympique, les stampedes et n’importe quel événement capable de racoler une vaste assistance sur une place publique sécurisée où l’on vend de la bière bas de gamme à 6$ le verre. Dans ce climat de confusion entre démocratie et populisme, la notion d’art se dilue à toute vitesse dans celle, plus vendable, d’événement culturel, panacée politique occultant la problématique toujours vive du public de l’art. Celle-ci demeure, mais se heurte à la fois aux exigences nouvelles des subventionnaires et aux injonctions posées par des entités sans visages sur les limites de l’art. Des entités placées très haut dans la hiérarchie de la création et de ses institutions, dans cette pointe nébuleuse et lumineuse des stars, des C.A. des grands musées et des biennales, des galeries toutes puissantes et des critiques érigés en rois où, comme le note Coco, on retrouve encore une vaste majorité d’hommes blancs riches. Leurs intérêts sont économiques et politiques au moins autant qu’artistiques, mais le moindre artiste même sans agenda, même idéaliste apprend rapidement oùest son intérêt et ce qu’on attend de lui. Le plus souvent, il s’y conforme. Aujourd’hui, ces limites imposées d’en haut ne sont plus celles des formes (toutes permises) ni celles des espaces (tous permis eux aussi), mais celles des disciplines. Je croyais rencontrer une résistance lorsque j’abordais la question du politique en art, mais essayez d’aborder celle de l’art dans la communauté ou de l’art produit par des non artistes − et non simplement visité, décoré, rempli par eux sur un schéma tracé par d’autres!
Le politique en art ramène encore le politique dans le champ de l’art, et donc l’art dans l’art. Et l’art possède la faculté d’absorber, de résorber les conflits dans un espace-temps autre et étanche. C’est plutôt ce qui échappe à l’art qui fait peur ; le communautaire, l’activisme et l’art populaire ont peut-être cette trop grande capacité de poser les questions ici et maintenant, de toucher à l’organisation sociale et économique du quotidien. Même ceux qui s’interrogent sur l’élitisme de l’art et sa relation au public ont leurs tabous. La question de l’auteur comme producteur est bien loin d’être résolue, et tous les volets d’interventions dans les espaces publics n’y changeront rien. L’exclusion est ailleurs, elle persiste dans l’organisation des artistes entre eux et avec le monde extérieur.
L’inévitable question revient donc : comment intégrer le public à l’art contemporain, non seulement dans sa réception, mais dans sa production, dans sa jouissance et dans sa liberté. S’y ajoute cette autre, posée peu avant au court d’une discussion avec Charlotte, une jeune urbaniste venue jouer elle aussi avec les tampons encreurs : comment intégrer le citoyen au processus politique, dans ses débats, ses décisions? Bref, comment faire d’un monde séparé en cases un ensemble de lignes fluides, de vases communicants, communicants dans toutes les directions et non seulement de haut en bas? Ou comment transformer une carte faite de petits rectangles congrus et de points de repères standardisés en carte modulée et modulable, s’articulant à la vie et non simplement à une liste d’établissements reconnus par des ministères…
Artiste multidisciplinaire, Edith Brunette vit et travaille à Montréal. Son travail a été présenté dans diverses expositions collectives à Montréal (CDEx, Atelier circulaire) et à l’Université de York (Toronto). Elle complète sa maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’UQAM, sous la direction du professeur David Tomas.
10/21/2011 - 00:00
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Edith Brunette
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Translation from French : Sarah Knight