« One great splitting of the universe into two halves is made by each of us […] we all call the two halves by the two haves by the same name, and those two names are « me » and « not me » […] Each os us dichotomizes the Kosmos in a different place. »[1]
Le travail de Marigold Santos offre le spectacle de corps prisonniers de contorsions narratives et identitaires. Ancrées dans le parcours migratoire de l’artiste, ces œuvres recréent le choc du déracinement et esquissent les contours de cultures étrangères les unes aux autres. Il s’agit de scènes surnaturelles alliant les rituels de la boxe et de la sorcellerie à l’expression d’une identité hybride propre à l’artiste.
Riches de références multiples au folklore philippin et à la culture populaire, les peintures de Santos s’offrent à être décryptées plutôt que simplement admirées. On les déchiffre un peu comme on intercepterait un message venu d’un temps ou d’un espace lointain ; comme si nous parvenait, à la fois floue et puissante, la voix d’un pays imaginaire ou remémoré. Sur le canevas, des figures exsangues, embaumées et soutenues par des échafaudages, et d’autres altières, graves, au regard vide, se préparent au combat. Ces figures représentent de multiples incarnations d’une même entité, Asuang, être mythologique philippin qui se dédouble, se fragmente se démembre et se confronte. Dans le travail de Santos, Asuang devient l’allégorie d’un moi fuyant, disloqué, en mue perpétuelle et voguant péniblement vers le havre de la plénitude identitaire ou de son mirage.
Dans l’aquarelle Trust, deux Asuangs, l’une vêtue des ombres de la nuit, l’autre du spectacle radieux d’une nuée de papillons, semblent sceller une alliance. Adoptant une position qui semble précaire, le corps de chacune étant soutenu par le contrepoids de l’autre, elles forment ensemble une pyramide pointant vers les cieux. Plus que toute autre oeuvre du corpus Coven Ring, celle-ci met en scène le caractère monumental des cultures, de leur interdépendance, de la fragilité de leurs alliances et réconciliations éphémères, ainsi que l’immatérialité de leur patrimoine narratif.
La boxe occupe également une place centrale dans l’œuvre de Santos. Elle s’y déploie dans plusieurs toiles de la série dont Talismans qui illustre gants et ceintures de boxes ornés de la lune et de Jupiter ; ou encore Moonlight Manny un mystifiant portrait noir et blanc du populaire boxeur philippin Manny Pacquiao. Ces références au combat rappellent non seulement la place de la boxe dans la culture philippine, mais également la vulnérabilité des corps et de leurs limites de même que la précarité de leur existence. Le rituel de la boxe, comme celui de l’exil, met à mal l’imperméabilité aux assauts extérieurs de l’enveloppe physique et identitaire.
Santos met en scène cette perméabilité et précarité des corps et des identifications. Ses œuvres sont touffues d’allégeances culturelles multiples, contradictoires et délicates. Elle invitent un regard attentif, un peu comme on écoute un long récit, une épopée.
Texte de Lotfi Gouigah
Lotfi Gouigah est doctorant en histoire de l’art à l’Université McGill. Ses recherches se penchent sur le rôle des supports vidéos et cinématographiques dans la manifestation de subjectivités marginales.
[1] William James, The Principles of Psychology, Great Books of the Western World, ed. Robert Maynard Hutchins, vol. 53 (1890 ; Chicago : Encyclopedia Britannica, 1952) 187